Tunisie : Le phénomène des blogs en Tunisie
Plongée au cœur d’un nouvel espace de libre expression…
Les blogs tunisiens commencent à sortir de plus en plus du cercle restreint des initiés pour s’imposer comme un outil grand public d’expression citoyenne. Sans chercher à être objectifs ou constructifs à tous les coups, ces pages personnelles et interactives sur Internet rapportent, analysent, décortiquent et mettent à nu les vices cachés et les prouesses d’une société qui bouge…
Ces jeunes «connectés» qui slaloment entre les lignes pour faire la lumière sur tous les sujets tabous sont loin d’être le produit d’une mode éphémère. Leurs textes lapidaires, déversés «en vrac» depuis plus de trois ans, écorchent souvent la langue de bois et comblent un certain vide laissé par des médias traditionnels. Radioscopie d’un phénomène de société en pleine expansion.
L’année 2008 a été placée par les pouvoirs publics sous le signe du dialogue global avec les jeunes, avec pour slogan “La Tunisie d’abord”. Chez nos blogueurs, essentiellement des jeunes rompus aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, le message des autorités n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Assoiffés de liberté d’expression dans une société qui garde jalousement de nombreuses traditions conservatrices, ces jeunes n’ont pas la langue dans la poche. Adolescents, adultes, «papy-internautes», islamisants acharnés, laïcs convaincus ou athées désabusés, gauchistes, libéraux, fils à papa paradant aux volants de grosses cylindrées, potentiels candidats à l’émigration clandestine ou diplômés chômeurs en galère… N’importe quel internaute peut provoquer le débat ou alimenter la polémique autour de sujets aussi sérieux que le port du hijab, le jean moulant, l’égalité successorale, la liberté sexuelle, la démocratie version Georges W. Bush, les pots-de-vin au sein de l’administration tunisienne.
Etat des lieux
En Tunisie, on estime actuellement à 2.000 le nombre de blogs actifs avec près de 800.000 pages visitées par mois. L’agrégateur «Tunisie blogs» en recense près de 400 et plusieurs blogs apparaissent chaque jour. Ces journaux électroniques amateurs sont pour la plupart hébergés sur des plates-formes européennes comme Blogspot, Blogger, Msnspace, Canalblog, Skyblog et bien d’autres.
Le boom des blogs s’explique essentiellement par leur grande facilité de création et d’utilisation. Rien de plus facile aujourd’hui que de lancer un blog, assurent les hébergeurs. Les plates-formes offrant des espaces de «blogging» gratuits se multiplient sur Internet. Mieux, ces plates-formes expliquent aux néophytes le mode d’emploi. Il suffit de trois clics pour créer des pages interactives, où l’on se permet de critiquer, de ridiculiser ou d’étaler pêle-mêle ses angoisses et ses aspirations : «Créez un compte», «Nommez votre blog», «Choisissez un modèle». Et c’est parti !… Cette simplification technologique a fait sortir le blog de son petit cercle d’initiés.
Véritable phénomène de société, le blogging traduit aux yeux des sociologues (voir encadré) un fort besoin de la société tunisienne de s’exprimer, de partager, de se rencontrer. «Les blogueurs cherchent avant tout à entrer en contact, à créer des liens, à se constituer un réseau d’amis, une communauté virtuelle autour de certaines passions ou centres d’intérêts communs», précise Adel B, fondateur d’une société spécialisée dans les nouvelles technologies et blogueur à ses heures libres. On blogue ainsi toujours dans l’attente d’une réaction du lecteur. Mais par delà l’interactivité, les internautes font part de leurs états d’âme et déversent leurs coups de gueule ou coups de cœur dans un monde virtuel qui garantit l’anonymat et autorise toutes les audaces. «Peu de personnes autour de moi comprennent les motivations qui m’ont poussé à créer ce blog mais surtout à l’entretenir régulièrement. Pourtant c’est simple. Ça me permet de m’exprimer, de dire ce que je pense mais surtout ça me pousse à réfléchir sur ce qui se passe autour de nous. Cela m’amène à réévaluer mes valeurs et mes opinions sur des sujets sensibles sur lesquels je croyais avoir le dernier mot», explique Aziz, l’animateur de «etkalem.blogspot.com ». C’est dire qu’à travers le blogging, on existe, on fuit sa condition. On s’évade dans un monde virtuel, on se crée une vie, une identité. Un blog est en effet un journal intime public —un paradoxe étonnant— tenu généralement par une ou plusieurs personnes qui y postent de manière plus ou moins régulière des billets, des photos, des vidéos ou encore des caricatures et des graphiques. Ils y décrivent leur vécu personnel ou réagissent à un évènement particulier.
En Tunisie, ce sont les blogs personnels, des sortes de journaux intimes numériques, qui restent dominants. Dans cette catégorie, les internautes évoquent leurs préoccupations, craintes et aspirations. On peut facilement tomber sur des billets du genre «7 choses au hasard sur moi: je chausse du 39/40 (gros complexe), j’adore traîner en pyjama, je peux rester plusieurs jours sans sortir, j’adore les comédies musicales, j’ai peur du froid, j’adore le Nutella, ma voiture est bleue».
C’est le cas du blog «Marsoise» (http://marsoise.blogspot.com ). Le journal intime de cette jeune diplômée du «prestigieux» Institut des Hautes études commerciales de Carthage (IHEC) est née suite à une déception. «J’ai créé mon blog sur un coup de tête au boulot …Je m’ennuyais beaucoup au travail. C’est justement à ce moment-là que j’ai pris conscience que je n’avais plus rien à faire dans ce boulot, que c’était très loin de mes ambitions et de ce que je voulais faire de ma vie», explique cette jeune blogueuse.
Originaire de la paisible banlieue de La Marsa, elle se félicite en ligne du fait qu’elle ait été recrutée par une banque «sans intervention» et loin de toutes les pratiques clientélistes. «J’ai passé cinq entretiens et des tests en tout genres —test d’intelligence et de logique, test psycho— technique, test de personnalité, de longs entretiens avec le P-DG et le Conseil d’Administration…Je voyais la fin à chaque étape, je me disais qu’en n’ayant pas de pistons c’était grillé d’avance, mais ils me rappelaient à chaque fois. J’ai pris de l’assurance d’entretien en entretien. J’ai cru en mes chances jusqu’au bout, la sélection était dure, mais j’ai été retenue à la fin (…). Ma récente expérience vient de me redonner espoir…Un espoir que je voudrais partager avec tous mes amis nouveaux diplômés ou chômeurs de longue date et qui galèrent à la recherche d’un emploi. Mes chers amis, ayez confiance en vous, en vos compétences et en votre valeur. Tôt ou tard ça ne pourra que s’arranger», recommande-t-elle aux jeunes diplômés chômeurs dans un billet intitulé «Note d’espoir».
Journalisme citoyen
A côté de ces pages «narcissiques», on trouve de plus en plus de blogs proches du journalisme citoyen. Ces derniers proposent des textes lapidaires assaisonnés d’une forte dose de critiques sur des sujets qui touchent de près l’écrasante majorité des citoyens: cherté de la vie, montée de l’islamisme, chômage, recrutement d’un sélectionneur national, libéralisation accrue des mœurs…
Le tout analysé et commenté sous un angle souvent satirique ou humoristique. Dans ce chapitre, Big Trap Boy, le célèbre animateur d’«Extravangaza», se détache du lot. Il aborde des sujets de brûlante actualité, tels la corruption dans le monde du sport, la censure sur Internet ou encore le tabou de la sexualité des Tunisiens. Sur ce dernier point, il estime que le thème «reste toujours entaché de zones d’ombre, de non-dits, de cachotteries, et surtout de tabous et d’hypocrisie. Le peuple et le gouvernement tunisiens refusent encore de regarder le phénomène en face et de résoudre les problèmes sociologiques, psychologiques, religieux, moraux et familiaux qu’il pose».
De son côté, Carpe Diem (http://carpediem-selim.blogspot.com ) relance un débat plus que jamais à l’ordre du jour en Tunisie quand il évoque la problématique de l’engouement récent des femmes tunisiennes pour le voile islamique. Un comportement qui laisse, selon lui, perplexes les défenseurs de la laïcité.
Dans un pays qui avait été le premier à avoir permis grâce au Code de Statut Personnel (CSP), un ensemble des lois libérales édictées peu après l’indépendance du pays, aux femmes tunisiennes de se débarrasser d’un statut d’être inférieur, ce phénomène intrigue, selon le blogueur. «Ce retour aux traditions doit-t-il être considéré comme le résultat d’un recentrage de la mentalité et des convictions de la société tunisienne, qui auraient été bousculées un peu trop vite par le volontarisme bourguibien, ou doit-il au contraire être considéré comme un retour en arrière et un recul sur des acquis bien précieux?», s’interroge-t-il. Golden Chicha (http://www.goldenchicha.com ), qui se veut un voyage au cœur du microcosme du football tunisien, n’hésite pas quant à lui à s’attaquer à la grande «précipitation» dont a fait preuve la Fédération Tunisienne de Football (FTF) en mai dernier dans sa recherche d’un remplaçant du sélectionneur Roger Lemerre, qui s’était attiré l’ire de dix millions de Tunisiens sur fond de choix tactiques «insensés». Il enfonce davantage le clou quand il lance un concours de recrutement d’un sélectionneur parmi les citoyens lambda : «La FTF a décidé de lancer un concours national pour désigner l’entraîneur de l’EN de Football. Vous êtes Tunisien? Vous regardez l’émission sportive Belmakchouf sur Hannibal TV ? Vous adorez Razi et vos suivez Raja? Vous pouvez entraîner l’Equipe Nationale de Football. Pour cela, rien de plus simple : il suffit d’envoyer un email à president@ftf.org.tn , avec votre nom, prénom, et les raisons pour lesquelles vous estimez que vous êtes l’entraîneur qu’il faut pour les Aigles de Carthage. N’hésitez pas! Vous aussi vous avez le droit de mener le football tunisien vers le mur en gagnant un fric fou!».
Cyber-militantisme
Une troisième catégorie de blogs tunisiens se veut un espace de militantisme. Les internautes y tentent de «faire bouger les choses» au niveau de toute la société ou dans un domaine particulier. Pour ce faire, ils font souvent preuve d’une grande liberté de ton. Tel est le cas par exemple de Aziz qui milite pour «une Tunisie plurielle» au plan religieux.
Ce bloggeur n’hésite pas à mettre en ligne un «acte de foi» personnel et à s’en prendre à la fois aux islamistes acharnés et aux laïcs convaincus.
«La Tunisie que je défends est celle de la tolérance et de l’ouverture vers l’Autre, ,celle qui protège son patrimoine comme la prunelle de ses yeux , qu’il soit celui d’une minorité religieuse qui a fleuri dans notre terre ou celle d’une espèce animale qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Celle de la modernité, celle de la vision d’hommes et de femmes qui ont bâti cette République résolument tournée vers le monde. Je me revendique fils de Didon, d’Hannibal, de Oqba Ibn Nafaâ et de Bourguiba. Voici mon acte de foi et je crierai à qui veut l’entendre que mon Droit à la différence et à la tolérance dans mon pays est un combat de chaque instant», note-t-il.
Dans cette même catégorie de blogs,«Islamiqua» (http://islamiqua.canalblog.com ) se propose de réformer l’islam. «Islamiqua, blog journal du réformisme, a vu le jour le 24 mars 2006 avec un but qui a été d’abord limité au combat contre le terrorisme et à la défense du réformisme. A une époque ou plusieurs personnes assimilent l’Islam au terrorisme tandis que les autres répliquent que l’Islam n’est que paix et amour, Islamiqua est venue pour essayer de faire la part des choses. Dire qu’il est injuste d’assimiler l’Islam au terrorisme. Mais dire aussi que ce que véhiculent certains Musulmans ainsi que certaines lectures de l’Islam n’ont rien à voir ni avec la paix ni avec l’amour».
Pour les blogs qui militent en faveur de la promotion d’un secteur bien déterminé, «journaliste tunisien» (http://journaliste-tunisien.blogspot.com ) se distingue dans la défense des intérêts des chevaliers de la plume.
Espace de libre expression, la blogosphère tunisienne reflète en somme une Tunisie «parallèle». Elle est toutefois loin d’être la plus active et la plus influente dans le Monde arabe. Au Maroc on compte 30.000 blogs contre près de 6.000 en Algérie. En Egypte, les blogueurs réussissent de plus en plus à avoir une influence sur la scène politique nationale.
Elyès Hamdi
(Source : « Réalités » (Magazine hebdomadaire – Tunis), le 18 décembre 2008)