Maghreb
L'économie tunisienne, miracle ou mirage ?
Autant la Tunisie a une image négative en matière de droits de l'homme, autant elle a bonne réputation dans le domaine économique. Le " pays du Jasmin " - où Nicolas Sarkozy se rend en visite officielle du 28 au 30 avril - est le bon élève des institutions multilatérales et de l'Occident : il honore ses dettes, est stable et rassure. Sans disposer des fabuleuses réserves en hydrocarbures de ses voisins, la Tunisie est un peu le modèle du Bassin méditerranéen. Un pays propre, doté d'infrastructures, éduqué, où les droits des femmes sont les plus avancés du monde arabo-musulman. La Tunisie est l'une des destinations favorites des Français. Ils sont chaque année 1 350 000 à aller y passer leurs vacances, pour peu cher, en toute sécurité. Pas de bidonvilles (tout juste quelques " gourbivilles " dus à l'exode rural), pas de misère criante.
Faute de pouvoir commercer avec ses voisins (l'Union du Maghreb arabe ne réussit pas à décoller), la Tunisie s'est tournée vers l'Union européenne, notamment dans le cadre de l'accord d'association qui a abouti, en janvier 2008, au libre-échange des biens industriels. " Nous avons la culture de l'export dans nos gènes depuis la Carthage phénicienne ", rappellent les Tunisiens en souriant. Les deux principaux moteurs de l'économie sont les exportations et la consommation des ménages. Les premières sont stimulées par les investissements étrangers dans le cadre du régime dit " offshore " pour les produits de la sous-traitance (les intrants et les exportations sont libres de droits et taxes). Ce secteur fournit des emplois à bas prix. La consommation est encouragée par les crédits, dont l'encours a doublé depuis 2004, avec pour conséquence un lourd endettement des ménages.
HAUSSE DES PRIX
La classe moyenne tunisienne est souvent considérée comme le facteur-clé de la croissance. Pourtant, les détracteurs du président Ben Ali, au pouvoir depuis 1987, assurent depuis des années que " la classe moyenne s'érode ". " Faux ", répond le ministre du développement et de l'investissement extérieur, Mohamed Nouiri Jouini, pour qui, au contraire, elle ne cesse de croître et englobe aujourd'hui 80 % de la population active.
Si l'on entend par " classe moyenne " ceux qui possèdent leur logement, ils sont effectivement plus de 80 % à en faire partie. Si l'on prend en compte les revenus et le pouvoir d'achat, il y a un doute. " La classe moyenne s'amenuise, mais de façon imperceptible. Cela n'apparaît pas clairement pour deux raisons : les Tunisiens ont de plus en plus tendance à multiplier les petits emplois, quitte à avoir des journées de forçat, et ils vivent à crédit ", souligne Hacine Dimassi, professeur d'économie à l'université de Sousse. Pour lui, la classe moyenne est " laminée " non par l'impôt direct, mais par l'impôt sur la consommation. " On grignote les gens petit à petit. Ils sentent bien que leur pouvoir d'achat diminue, mais c'est flou ", note-t-il. Exemples : l'eau, le téléphone ou l'électricité, sur lesquels la TVA est de 16 % ; l'alimentation, qui a fait un bond de 10 % en un an. Ou encore l'essence, augmentée à la pompe à huit reprises en deux ans, soit de 40 %.
Pourtant, la Tunisie est un pays producteur d'or noir. L'exploitation de ses petits bassins pétroliers a longtemps été jugée trop coûteuse, mais la situation a changé avec la hausse vertigineuse du cours du baril et les recettes à l'exportation augmentent nettement depuis 2006. Dans l'immédiat, la Tunisie continue d'exporter tout son brut (qu'elle n'a pas la capacité de raffiner) et d'importer la totalité de sa consommation. Aussi la facture pétrolière reste-t-elle l'obsession des autorités.
" DIPLÔMÉS CHÔMEURS "
L'autre plaie de la Tunisie, c'est la question des " diplômés chômeurs ". S'ils sont dépourvus de relations, ces jeunes sortis de l'Université tunisienne se voient offrir, dans le meilleur des cas, un emploi dans les hôtels à touristes ou de standardiste dans les centres d'appels. Officiellement, le pourcentage de diplômés chômeurs est de 17 %. Il serait en fait beaucoup plus élevé.
Bien plus que les libertés bafouées, le chômage des jeunes exaspère la population, provoque rancoeurs et envies d'exil. A cela s'ajoute la médiocre qualité de l'enseignement dispensé dans le secondaire et le supérieur. " Nous avons gagné le pari de la quantité : 75 % des jeunes Tunisiens obtiennent aujourd'hui le bac. Il nous faut maintenant gagner celui de la qualité ", admet le ministre du développement. Une réforme destinée à réhabiliter la formation et l'enseignement professionnels a été engagée en 2007. Pour l'heure, la frustration est grande. Nombreux sont ceux qui se sentent écartés du " miracle " économique tunisien, dans lequel ils ne voient qu'un " mirage ". La réussite fulgurante des proches du président Ben Ali et de son épouse attise ressentiments et rumeurs. Pour les Tunisiens, il y a d'un côté une poignée de très riches qui bénéficient de la mondialisation et surtout du " système " Ben Ali, basé sur le clientélisme, comme l'a décrit l'universitaire Béatrice Hibou dans son livre La Force de l'obéissance (La Découverte, 2008). Et de l'autre côté, une masse de presque pauvres, condamnés aux bas salaires et à la " débrouille ". En réalité, le vrai problème en Tunisie n'est pas tant la création de richesse que la bonne répartition de cette richesse.
Florence Beaugé (Tunis, envoyée spéciale)
(Source: Le journal "Le Monde" (Quotidien - France) le 25 avril 2008)
Gafsa, l'envers du décor
DE TOUT TEMPS, la région de Gafsa (120 000 habitants) a été considérée comme frondeuse. C'est là que sont nés les principaux syndicalistes de l'histoire de la Tunisie. Là aussi qu'ont démarré les grands mouvements sociaux, notamment les émeutes du pain, en 1984. Trois ans plus tôt, les membres d'un commando venu de l'étranger avaient même tenté de mettre fin au régime Bourguiba, avant de finir au bout d'une corde.
Le 7 janvier 2008, des troubles ont brusquement éclaté, à 20, 30 et 70 kilomètres de Gafsa, dans les quatre bassins miniers de phosphates qui ont fait la richesse et la réputation de la région pendant un siècle. Au total, quelque 170 000 personnes vivent sur ces bassins miniers à ciel ouvert. Ce 7 janvier devait être un grand jour. La Compagnie des phosphates de Gafsa, le principal employeur, voire le seul, va afficher les noms des nouveaux recrutés. C'est la première fois depuis des années qu'elle embauche. La mécanisation des mines, engagée il y a trente ans, a fait chuter de façon drastique le nombre des employés : ils ne sont plus que 5 000, contre 14 000 autrefois. Un concours a été organisé pour remplacer des départs à la retraite. Plus de 1 000 candidats se sont présentés pour les 81 postes proposés.
Sitôt la liste affichée, c'est la révolte. " Nous avons eu confirmation des rumeurs qui circulaient. Les embauches étaient affaire de corruption et de népotisme ", raconte Hajji Adnane, porte-parole du mouvement de Redeyef, l'un des quatre bassins miniers. Un groupe de " diplômés chômeurs " commence une grève de la faim, tandis que les mineurs se mettent en grève. Le mouvement est pacifique, mais il s'étend et, surtout, il dure. Les familles des grévistes, en particulier les femmes, défilent dans les rues. Dans un premier temps, les autorités laissent pourrir.
Le 7 avril, la situation dégénère. Une trentaine de syndicalistes sont interpellés à leur domicile et envoyés en prison. La police encercle les mines. Au niveau national et régional, l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) désavoue les grévistes. A la mi-avril, les autorités lâchent du lest. Les syndicalistes sont libérés. D'autres embauches (en plus de la liste contestée) sont annoncées. Aujourd'hui, l'heure semble à l'apaisement.
Restent tous les problèmes de fond, dont Gafsa, ville déshéritée de l'intérieur, est une bonne illustration : chômage chronique (deux fois supérieur à la moyenne nationale), pollution élevée, maladies... Si " miracle " économique il y a en Tunisie, il bénéficie surtout aux zones côtières. Pas ou peu aux autres régions que les Tunisiens fuient à une vitesse accélérée pour aller s'entasser aux abords des grandes villes du littoral, telles que Sousse, avec tous les problèmes qu'une telle migration engendre.
Fl. B.
(Source: Le journal "Le Monde" (Quotidien - France) le 25 avril 2008)